Les élections en Irak : un moyen de sortir du bourbier ?
Les élections en Irak : un moyen de sortir du bourbier ?
After Iraq: How the U.S. Failed to Fully Learn the Lessons of a Disastrous Intervention
After Iraq: How the U.S. Failed to Fully Learn the Lessons of a Disastrous Intervention
Iraqi supporters of Sairun list celebrate with Iraqi flags and a picture of Shi'ite cleric Moqtada al-Sadr after results of Iraq's parliamentary election were announced, in Najaf, Iraq 15 May, 2018.
Iraqi supporters of Sairun list celebrate with Iraqi flags and a picture of Shi'ite cleric Moqtada al-Sadr after results of Iraq's parliamentary election were announced, in Najaf, Iraq 15 May, 2018. REUTERS/Alaa al-Marjani
Commentary / Middle East & North Africa 10 minutes

Les élections en Irak : un moyen de sortir du bourbier ?

Les résultats des élections législatives irakiennes du 12 mai ne sont pas encore définitifs, mais il apparait déjà que la formation d’un gouvernement de coalition nécessitera probablement de longues négociations. Joost Hiltermann, directeur du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’International Crisis Group, analyse les principales tendances.

Que peut-on dire des résultats préliminaires ? Y a-t-il des surprises ? Faut-il s’attendre à un changement radical dans la façon dont l’Irak sera gouverné ?

La victoire d’une composante du spectre politique chiite islamiste est moins surprenante que la nature de cette composante : les Sadristes, longtemps diabolisés en Occident et peu appréciés à Téhéran. Les Sadristes ont gagné en faisant alliance avec les communistes, également vilipendés par l’Occident et l’Iran, mais à une époque plus ancienne. L’antipathie des puissances extérieures n’est pas la seule chose que les Sadristes, partisans du chef religieux populiste Moqtada al-Sadr, et les communistes ont en commun. Ce qui a réuni ces deux forces apparemment très différentes sur la liste Sairoun (En Marche), c’est leur rejet d’une corruption profondément enracinée et un attachement commun à une réforme institutionnelle ; leur opposition à une intervention étrangère et leur reconnaissance du besoin de rééquilibrer l’influence des forces extérieures (que ce soit l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite ou les Etats-Unis) les unes par rapport aux autres ; et leur position, exprimée publiquement, en faveur d’une approche non confessionnelle de l’édification de l’Etat.

Il y a un lien indirect entre la victoire d’une coalition anti-corruption et le faible taux de participation estimé à un peu moins de 45 pour cent. Beaucoup de gens sont restés à l’écart parce qu’ils estimaient que leurs votes ne produiraient pas le changement voulu, à savoir une refonte radicale d’un système politique qui se nourrit de népotisme, de favoritisme fondé sur l’appartenance aux partis, et de corruption pure et simple. Il se pourrait, si la liste Sairoun réussissait à former une coalition gouvernementale dont elle constituerait le cœur, qu’elle puisse poursuivre un programme de réforme avec le soutien non seulement de sa propre base, mais aussi de beaucoup de ceux qui ont refusé de voter – du moins si le rejet du système politique n’affecte pas la capacité de cette coalition à gouverner.

Ce dont l’Irak a besoin, c’est d’un gouvernement visionnaire.

Néanmoins, la réussite n’est en rien garantie. Les Sadristes et les communistes peuvent finir par former une coalition gouvernementale. Mais le retour inévitable de certains des politiciens de la « vieille garde » entrainera des compromis qui limiteront tout effort de réforme, non seulement parce que ces politiciens ont d’autres priorités, mais aussi parce qu’ils ont beaucoup à perdre d’un effort pour lutter contre la corruption. En outre, dans un pays tributaire presque exclusivement de ses exportations pétrolières pour ses revenus, et avec une corruption endémique depuis que l’ONU a imposé des sanctions internationales en 1990, amplifiée par les injections massives et incontrôlées de liquidités américaines après 2003, il est difficile de voir comment le nouveau gouvernement peut s’immuniser contre cette maladie. L’Irak devra également relever le défi posé par les groupes paramilitaires qui agissent de manière autonome par rapport à l’Etat et constituent une menace à long terme pour son intégrité et son efficacité.

Ce dont l’Irak a besoin, c’est d’un gouvernement visionnaire suffisamment fort pour diversifier l’économie et la sortir de sa dangereuse dépendance au pétrole, et intégrer pleinement les groupes paramilitaires dans les institutions de l’Etat et les forces de sécurité officielles. Le pays a besoin d’un gouvernement central désireux et capable de trouver un compromis historique avec le gouvernement régional kurde sur le partage du pouvoir dans les territoires contestés et une distribution équitable des revenus pétroliers provenant de ces régions. On peut s’interroger sur les chances d’un gouvernement formé par une coalition restreinte de produire des résultats aussi cruciaux.

La victoire de Sairoun est-elle un revers pour l’Iran ?

Ce n’est pas l’amour fou entre l’Iran et cette alliance de Sadristes et de communistes. Pourtant, je soupçonne que Téhéran peut s’accommoder d’un gouvernement dont cette alliance constituerait la composante la plus forte. Par le passé, les dirigeants iraniens n’ont montré aucune préférence sur qui doit gouverner l’Irak, tant que les islamistes chiites restaient au pouvoir, même dans le cadre d’une alliance avec des Arabes sunnites, des Kurdes ou – à Dieu ne plaise – des communistes (dans ce cas des anciens communistes). Pour les dirigeants iraniens, la question n’est pas celle des personnalités au pouvoir à Bagdad, mais d’avoir un gouvernement de coalition qui ne nuira pas aux intérêts stratégiques de l’Iran. L’Iran ne veut pas être attaqué par son voisin, comme il l’a été en 1980, et il voit comme sa meilleure défense un Irak relativement faible, avec un gouvernement qui ne répond pas nécessairement aux ordres de Téhéran mais qui ne franchit aucune de ses lignes rouges. Le fait est qu’aucun gouvernement irakien d’après 2003 ne l’a fait. En effet, tous les dirigeants irakiens ont soigneusement conservé l’équilibre entre les intérêts iraniens et américains. On peut s’attendre à une continuité à cet égard, même avec les Sadristes et les communistes au pouvoir.

Les Gardiens de la Révolution islamique d’Iran étaient prêts à lâcher le Premier ministre Nouri al-Maliki en 2014, juste après sa victoire aux élections législatives et alors qu’il pouvait facilement rester au pouvoir pour un troisième mandat de quatre ans. A leurs yeux, Maliki avait échoué à poursuivre une politique qui aurait empêché l’Etat islamique de s’emparer du tiers du pays en se nourrissant du mécontentement des Arabes sunnites que le Premier ministre avait alimenté par de sévères pratiques répressives, et donc échoué à ne pas nuire aux intérêts de l’Iran. Téhéran a également été prêt à accepter Haider al-Abadi, un membre relativement inconnu du parti Daawa de Maliki, qui était soutenu par les Etats-Unis, en tant que nouveau Premier ministre. En fin de compte, l’Iran est aussi conscient de ses propres limites en Irak. Il sait qu’il doit tenir compte des déclarations du plus grand chef religieux chiite, le grand ayatollah Ali al-Sistani à Najaf, ou s’éloigner encore plus d’une population irakienne qui se méfie historiquement des desseins iraniens. Bien qu’il soit né en Iran, Sistani est un garant de l’« irakianité » aux yeux de nombreux Irakiens.

Les médias irakiens exagèrent l’existence de ce que les Irakiens voient comme deux larges coalitions. La première, qu’ils appellent « coalition iranienne », comprend la coalition Fatah (Conquête), arrivée en deuxième position, et la liste Etat de droit de Maliki, arrivée en quatrième position. L’autre, comprenant les vainqueurs et la liste Nasr (Victoire) d’Abadi, a été baptisé la « coalition américaine ». Il est assez amusant – peut-être pas pour les Américains – de remarquer que selon cette perception, les Sadristes font partie de la coalition « américaine ». La raison de cette franche séparation est que les Irakiens analysent leurs diverses problématiques dans le cadre d’une lutte acharnée entre l’Iran et les Etats-Unis. Ils placent les listes du Fatah et de l’Etat de droit, associées à leurs groupes paramilitaires, dans le camp iranien, bien qu’il faille faire attention à ne pas présumer que tous ceux qui ont voté pour ces deux listes ressentent une affinité particulière pour l’Iran. L’autre camp est dénommé « Américain » par facilité, mais il serait plus exact de dire qu’il est anti-iranien, ou plus précisément patriotique : son programme n’est pas imprégné par le besoin de servir un intérêt iranien spécifique en plus de l’intérêt général irakien.

Moqtada al-Sadr sera-t-il le prochain Premier ministre ?

Même s’il faut faire attention à ne pas considérer la victoire de Sadr comme un coup de chance ou une conséquence du faible taux de participation, on peut sans risque écarter la possibilité qu’il devienne Premier ministre. Ce n’est pas ce qu’il a en tête et chef du gouvernement n’est pas une position à laquelle il aspire. Moqtada al-Sadr est le dernier représentant reconnu de la célèbre famille Sadr de Najaf. Son père, Mohammed Mohammed Sadeq al-Sadr, était un éminent dirigeant religieux chiite, assassiné par le régime de Saddam Hussein en 1999, avec deux autres fils. Son beau-père (le cousin de son père), Mohammed Baqir al-Sadr, était peut-être encore plus célèbre en tant que chef religieux et fondateur idéologique du parti Daawa. Il a été exécuté avec sa sœur Bint al-Huda par le régime en 1980.

Muqtada est la progéniture survivante de martyrs légendaires, ce qui explique en grande partie sa popularité et sa légitimité auprès de sa base, en particulier dans l’immense bidonville chiite de Bagdad, Revolution City, qui fut rapidement rebaptisé Sadr City après 2003. Même s’il n’a pas une instruction formelle ou un niveau d’éducation religieuse particulièrement élevé – ou peut-être à cause de cela –, il préfère rester à l’écart de l’exercice du pouvoir, et tirer les ficelles.

Il faut également garder à l’esprit que dans le paysage politique fragmenté de l’Irak d’après 2003, le Premier ministre n’est souvent issu d’aucun des blocs chiites les plus forts, mais plutôt du centre mou. En 2005, Ibrahim Jaafari est devenu Premier ministre grâce à un compromis entre les deux partis les plus forts sortis des urnes : les Sadristes (alors inexpérimentés politiquement et incapables de gouverner) et le Conseil suprême d’Abdul-Aziz al-Hakim (qui vient de la deuxième célèbre famille religieuse de Najaf). Jaafari appartenait au parti Daawa, le parti islamiste chiite originel d’Irak, établi après la chute de la monarchie en 1958, et dont les dirigeants et les rangs ont été décimés par Saddam Hussein dans les années 1980. En 2003, le parti était extrêmement faible, mais conservait sa position parmi les chiites. Jaafari était donc un choix sûr pour les vainqueurs des élections en 2005, ainsi que pour Téhéran (même si Jaafari avait été en exil au Royaume-Uni, et pas en Iran).

Un an plus tard, lorsque le gouvernement de transition prit fin, le Conseil suprême et les Sadristes sortirent de nouveau les plus forts de la consultation. Cette fois-ci, ils choisirent Maliki comme Premier ministre, également membre de Daawa, après que les Kurdes eurent opposé leur veto à Jaafari ; à cette époque, les Kurdes étaient encore forts à Bagdad. Maliki a reconstruit Daawa, utilisant l’argent du pétrole pour acheter des soutiens et renforcer son pouvoir – plus que celui de son parti. Puis il a été trop loin et a été contraint de céder sa position à Abadi en 2014.

Aujourd’hui, Abadi n’est arrivé qu’en troisième position, mais je ne le considérerais pas en dehors de la course à la primature. Les deux blocs les plus forts sont cette fois les Sadristes et la liste du Fatah (en quelque sorte une continuation du Conseil suprême), qui arrive en deuxième position. Sadr a déjà indiqué qu’il était prêt à s’engager dans toutes sortes d’alliances, mais pas avec le Fatah ou L'État de loi. Dans un parlement de 329 sièges, il devra donc atteindre le seuil des 165 sièges en réunissant des groupes plus petits. S’il peut conclure un accord avec Nasr d’Abadi, Hikma d’Ammar al-Hakim, l’Union Patriotique du Kurdistan et les deux principales listes arabes sunnites Wataniya et Qarar, alors Abadi a une chance. C’est un grand défi, mais pas plus grand que celui de ses adversaires.

Dans le cadre d’un tel arrangement, les Sadristes pourraient s’adresser à une personne comme Abadi, parce que le Premier ministre actuel a acquis une bonne réputation au cours des quatre dernières années et qu’il est assez faible pour être contrôlé. Ensuite, je m’attendrais à des compromis politiques pour ce que l’on appelle dans le monde arabe les ministères « régaliens » – Intérieur, Défense, Finances, Affaires étrangères et, dans le cas de l’Irak, peut-être du pétrole. Mais les ministères de service – tels que la Santé, l’Education, les Transports et la Planification – pourraient bien revenir à des technocrates, conformément à la forte volonté de Sadr et des communistes de prendre en main les questions de gouvernance et d’instaurer une réforme.

Faut-il donc plutôt parler de continuité avec une possibilité de changement ?

Exactement. Avec un point notable : la victoire de Sairoun marque la première fois que des dirigeants irakiens qui ne sont pas d’anciens exilés ont remporté une élection. Nous ne devrions pas sous-estimer l’importance de ce précédent. Les Irakiens qui ont survécu à des décennies de dictature ont toujours considéré les exilés de retour avec beaucoup de suspicion après 2003, persuadés que leur intention était de s’emparer du pouvoir et des ressources irakiennes. Dans la majorité des cas, les faits leur ont donné raison. Les anciens exilés ont établi une kleptocratie qui a gaspillé les revenus pétroliers et a dépouillé le pays. La jeunesse irakienne peut difficilement avoir plus d’ambition que de trouver un emploi au gouvernement par le biais d’un patronage partisan, de rejoindre l’armée ou un groupe paramilitaire ou les insurgés, ou encore de partir à l’étranger. Ce ne sont pas des options très attrayantes, ni le moyen pour un pays de se reconstruire.

L’Irak s’est peut-être débarrassé du fléau du groupe Etat islamique, mais l’appareil d’Etat est pourri jusqu’à la moelle et la société déliquescente. Les politiciens irakiens qui n’ont jamais quitté l’Irak et ont survécu à l’ancien régime, avec toute la légitimité que cela confère, peuvent-ils faire mieux que les exilés ? Il y a des raisons d’être sceptique. La corruption est apparue avec les sanctions puis la décomposition institutionnelle accélérée par une série de bévues américaines à partir de 2003, qui a réduit la réglementation et le contrôle, plus qu’avec le retour des exilés en tant que tel. Ajoutez à cela la répartition des postes du secteur public en fonction de l’appartenance à un parti, ce qui a permis aux partis politiques de transformer les ministères qu’ils contrôlaient en bastions à même de distribuer de gros contrats à des proches et à des loyalistes.

L’Irak s’est peut-être débarrassé du fléau du groupe Etat islamique, mais l’appareil d’Etat est pourri jusqu’à la moelle et la société déliquescente.

L’Irak aura donc besoin de plus que de simples mesures correctives prises par le prochain gouvernement, ou le suivant, pour sortir avec succès de quatre décennies de guerre, de sanctions, d’occupation et de guerre civile. Nous devrions regarder cela comme un effort générationnel. Et qui ne peut réussir que si l’environnement régional reste stable. Avec le récent retrait des Etats-Unis de l’accord nucléaire sur l’Iran et les tensions qui en résultent au Moyen-Orient, un tel scénario est maintenant très incertain. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est que les Etats-Unis et l’Iran continuent de voir qu’en dépit de leurs grandes divergences dans la région, en Irak, leurs intérêts communs, évidents depuis 2003, sont primordiaux et méritent d’être préservés. Il ressort clairement des résultats des élections que, pour leur part, les Irakiens sont prêts à continuer à trouver un équilibre entre les deux parties pour leur propre bien et le redressement de leur pays.

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