A woman carries containers at an internally displaced persons (IDP) camp in Ouallam, Tillabery region, Niger, on May 3, 2022.
A woman carries containers at an internally displaced persons (IDP) camp in Ouallam, Tillabery region, Niger, on May 3, 2022. Issouf SANOGO / AFP
Briefing 200 / Africa 20+ minutes

Etre femme à Abala : patriarcat et pressions jihadistes à l’ouest du Niger

Au Niger, une branche de l’Etat islamique a renforcé son influence dans le département rural d’Abala, frontalier du Mali. Les femmes de cette région font face à de nombreux défis, mais la présence des jihadistes aggrave leur situation. Le Niger et ses partenaires devraient prendre des initiatives pour permettre aux femmes de surmonter ces difficultés.

  • Share
  • Save
  • Print
  • Download PDF

[Traduit de l’anglais]

Que se passe-t-il ? L’inégalité profonde entre les hommes et les femmes est une réalité ancienne dans le département d’Abala (ouest du Niger), mais la présence de la branche locale de l’Etat islamique aggrave la situation. Ce groupe impose des règles strictes aux femmes, affectant leurs moyens de subsistance et leur participation à la vie civique.

En quoi est-ce significatif ?Les contraintes pesant sur la vie des femmes, renforcées par les jihadistes, ont aussi été exacerbées par l’arrivée au pouvoir des militaires en 2023. Le coup d’Etat et le retrait de certains partenaires fragilisent les efforts des précédentes autorités pour améliorer la place des femmes et des filles dans la société.

Comment agir ? Le Niger et ses partenaires internationaux devraient œuvrer à accroître, dans les zones dominées par l’EI-Sahel, l’accès des femmes et des filles à des services de base qui répondent à leurs besoins. Les bailleurs de fonds devraient soutenir des initiatives favorisant la participation des femmes à la vie politique en milieu rural.

I. Synthèse

Au cours des cinq dernières années, l’insurrection jihadiste de l’Etat islamique au Sahel (EI-Sahel) a renforcé son emprise sur la région de Tillabéri, dans l’ouest du Niger, et notamment sur le département rural d’Abala. Ce groupe – l’une des deux principales organisations jihadistes opérant dans cette partie du pays – impose des règles distinctes aux femmes et aux hommes, punissant celles et ceux qui ne respectent pas son interprétation stricte de la loi islamique. Si les hommes tendent à subir les traitements les plus brutaux, les jihadistes exercent des contraintes et des pressions particulières sur les femmes – lesquelles souffraient déjà d’un traitement inégal bien avant l’apparition de l’EI-Sahel. Le coup d’Etat de 2023 et le retrait de certains partenaires ont exacerbé ces difficultés, fragilisant les efforts des précédents gouvernements pour réduire le taux de natalité, exceptionnellement élevé au Niger, et améliorer l’accès des femmes à l’éducation. Le Niger et les bailleurs de fonds internationaux devraient prendre des initiatives pour mieux répondre aux besoins des femmes et renforcer leur participation à la vie politique locale.

Le département d’Abala, qui compte quelque 215 000 habitants, subit depuis des années les retombées des insurrections basées au Mali voisin. Les forces de sécurité ont en grande partie quitté les zones rurales. Mais elles ont conservé une base permanente dans la ville d’Abala, garantissant jusqu’à présent un minimum de services publics, y compris pour les nombreuses personnes ayant fui la campagne pour y trouver refuge. L’EI-Sahel exerce son influence dans le reste du département, en particulier dans les villages isolés et proches de la frontière malienne. Pour faire respecter ses règles et punir celles et ceux qui les transgressent, le groupe s’appuie sur un réseau d’informateurs, procède à des incursions brutales, et exerce une violence souvent meurtrière.

Outre les difficultés causées par l’influence de l’EI-Sahel, le département d’Abala est confronté aux mêmes défis qui touchent l’ensemble du Niger.

Outre les difficultés causées par l’influence de l’EI-Sahel, le département d’Abala est confronté aux mêmes défis qui touchent l’ensemble du Niger. Le coup d’Etat de 2023 a conduit d’importants bailleurs de fonds, comme l’Union européenne (UE), à suspendre leur soutien budgétaire et à interrompre la plupart de leurs activités d’aide au développement. Les partenaires traditionnels du Niger (dont l’UE) continuent de fournir une aide humanitaire, mais les nouvelles autorités compliquent leur travail en imposant des règles plus rigides aux agences et aux ONG, exigeant par exemple que leurs convois soient escortés par des militaires. Ces procédures ont rendu l’acheminement de l’aide plus coûteux et plus difficile. Un différend frontalier avec le Bénin, dont le port de Cotonou ouvre un corridor commercial vital pour le Niger – un pays sans accès direct à la mer – a encore aggravé ces problèmes.

Cela est d’autant plus préoccupant que les besoins humanitaires dans la région ne font que s’accentuer. L’EI-Sahel brutalise les civils, en particulier des garçons et des hommes qui refusent de rejoindre ses rangs ou qui partagent des informations avec les représentants de l’Etat. L’obligation faite aux femmes et aux filles de rester confinées à la maison empêche nombre d’entre elles de travailler et de subvenir à leurs besoins. Plus généralement, l’insécurité a exacerbé les pratiques discriminatoires déjà existantes. Dans un contexte marqué par la violence et la grande pauvreté, le risque de voir les filles quitter l’école et se marier très jeunes va croissant, tandis que les femmes devenues veuves à cause du conflit doivent vivre selon des normes sociales qui les privent le plus souvent des moyens de s’en sortir. Enfin, les relations intercommunautaires, déjà tendues avant l’émergence de l’EI-Sahel, se sont encore détériorées à cause du conflit.

Les femmes à Abala et dans les environs ne sont pas toutes opposées aux règles strictes des jihadistes. Les normes patriarcales étaient profondément ancrées dans la région depuis longtemps. Certaines disent même accueillir favorablement les codes rigides en matière d’habillement et de comportement. D’autres espèrent que leur séclusion leur permettra d’échapper à un travail pénible. Malgré l’insécurité croissante, certaines femmes sont restées dans leurs villages, préférant une vie sous divers degrés de coercition jihadiste à l’incertitude d’un déplacement.

Les dynamiques de genre façonnent les expériences de celles et ceux qui vivent sous l’influence de l’EI-Sahel, et l’analyse de cette question – comme dans ce présent briefing, réalisé à partir d’entretiens avec des femmes du département d’Abala – peut apporter un éclairage précieux sur la manière dont le groupe islamiste parvient à mobiliser des soutiens et à exercer son pouvoir. Cela peut également aider les autorités et les bailleurs de fonds à mieux cibler leurs interventions afin de soutenir les femmes et les filles vivant dans le nord de la région de Tillabéri, même si ces initiatives ne pourront pas résoudre à elles seules tous les problèmes de sécurité auxquels elles font face en raison de la présence de l’EI-Sahel.

Les efforts visant à améliorer l’accès des femmes à certains services de base, notamment dans les domaines de la santé et de l’éducation, pourraient faire une différence cruciale dans leur vie. Il en va de même pour les initiatives permettant de renforcer les liens intercommunautaires entre les femmes de la région. Enfin, les bailleurs de fonds et les ONG qui ont encore accès à la région et disposent des capacités suffisantes devraient chercher à impliquer les femmes dans la résolution des conflits au sein de leurs communautés. Il s’agirait d’un pas important pour aider les femmes de la région à jouer un plus grand rôle dans la gouvernance locale.

II. L’influence jihadiste à Abala

Abala est l’un des treize départements qui composent la région de Tillabéri.[1] Son chef-lieu, la ville d’Abala, est situé à 50 kilomètres au sud de la frontière malienne et à 250 kilomètres au nord-est de la capitale nigérienne, Niamey. Le département, dont la population totale est estimée à 215 000 personnes, compte une autre petite ville, Sanam, ainsi que plus d’une centaine de villages et campements nomades peul et touareg.[2] Le département d’Abala est depuis longtemps une plaque tournante du commerce transfrontalier et de la transhumance. Les éleveurs font régulièrement déplacer leurs troupeaux de part et d’autre de la frontière. L’élevage et l’agriculture sont les piliers de l’économie régionale.[3] Les femmes ont traditionnellement des rôles spécifiques dans ces deux secteurs, comme l’élevage des jeunes animaux et la vente de denrées alimentaires.[4]


[1] Ce briefing présente les conclusions de Crisis Group à partir d’entretiens avec 35 femmes des communautés peul, touareg, haoussa et djerma dans le nord du département d’Abala, entre avril 2023 et mars 2024.

[2] « Tillabéri en chiffres. Edition 2023 », République du Niger, ministère de l’Economie et des Finances, octobre 2023 ; et Ibrahim Harouna Ousmane, Enjeux sécuritaires et mobilisation des jeunes dans les groupes extrémistes violents : une analyse par l’exemple d’Abala (Tillabéri), Thèse de Doctorat en Sociologie et en Anthropologie (Niamey, 2023), p. 68.

[4] Entretien de Crisis Group, sociologue nigérien, Niamey, 3 février 2023.

A. Violence et déplacements

Au cours du vingtième siècle, sous l’effet de la croissance démographique, les communautés agricoles djerma et haoussa de Tillabéri ont progressivement migré vers le nord de la région à la recherche de terres arables.[1] Des localités comme Abala ont également attiré des éleveurs peul et touareg semi-nomades pour les marchés et autres services qu’elles offraient. L’augmentation continue de la population a nourri des conflits fonciers, qui ont parfois dégénéré en affrontements armés. Ces derniers opposaient généralement les communautés pastorales nomades entre elles, notamment les Peul et les Daosahak, ou alors des éleveurs aux agriculteurs djerma et haoussa.

A partir de la fin des années 1990, les conflits intercommunautaires sont devenus plus meurtriers, l’apparition de groupes armés des deux côtés de la frontière Niger-Mali ayant facilité l’accès aux armes à feu. Les jeunes hommes, en particulier ceux des communautés nomades, ont appris à manier des armes de guerre. Certains ont été recrutés par des entrepreneurs politiques au sein de milices communautaires qui prétendaient défendre les intérêts des populations nomades marginalisées.[2]

En 2012, des rebelles – essentiellement touareg – des villes maliennes de Kidal et de Ménaka ont pris les armes contre le gouvernement pour revendiquer l’indépendance du nord du Mali, créant une vague d’instabilité qui s’est propagée aux communautés nigériennes de l’autre côté de la frontière. Si le mouvement séparatiste s’est emparé de plusieurs villes de la région, il a rapidement été dépassé par les groupes jihadistes affiliés à al-Qaeda, avec lesquels il s’était brièvement allié avant de les affronter pour le contrôle du nord du Mali.


[2] Entretiens de Crisis Group, autorités locales, ville d’Abala, 26 avril 2023.

Mais au fil du temps ... les jihadistes de la zone frontalière ont attiré des recrues et des conscrits issus de différents groupes ethniques.

Les groupes armés ayant participé à la crise dans le nord du Mali ont d’abord recruté selon les clivages intercommunautaires existants. Des jeunes daosahak et touareg ont rejoint les rangs du Mouvement de libération nationale de l’Azawad, une organisation laïque qui revendiquait un Etat séparé. Des jeunes peul, au Mali et au Niger, se sont, eux, ralliés au Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao).[1] Mais au fil du temps, comme Crisis Group a eu l’occasion de le décrire, les jihadistes de la zone frontalière ont attiré des recrues et des conscrits issus de différents groupes ethniques.[2] En 2017, quatre organisations ont fusionné pour former le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), aujourd’hui la plus grande force jihadiste au Sahel central.[3] Contrairement au GSIM, affilié à al-Qaeda mais largement dirigé par des chefs du centre et du nord du Mali, les dirigeants de l’EI-Sahel viennent de la région saharienne – mais ne sont ni maliens ni nigériens.

La franchise de l’Etat islamique au Sahel est née d’une scission au sein du Mujao. Connu initialement sous le nom d’Etat islamique dans le Grand Sahara, le groupe a peu à peu étendu son influence sur la région de Tillabéri à partir de sa base au Mali. A partir de 2017, il a mené des attaques contre les forces de sécurité nigériennes et s’est mis à enlever ou à assassiner des chefs locaux considérés comme trop proches du gouvernement.[4] Avant 2021, le groupe avait également forgé des alliances au-delà des Peul, ciblant les communautés touareg, daosahak et djerma. Il s’était pour cela présenté comme une force capable de protéger une partie des habitants contre le vol de bétail et d’autres formes de criminalité, tout en faisant usage de méthodes d’intimidation et de violence. En mars 2022, le commandement central de l’EI a donné au groupe le statut de province, lui attribuant le nom de province de l’Etat islamique au Sahel.[5]

Jusqu’à récemment, la direction de l’EI-Sahel était composée d’étrangers, mais la base reste toujours essentiellement constituée de Peul et de Daosahak. Plutôt que d’occuper des villes ou des villages, le groupe appelle les combattants des zones frontalières à se rassembler sur des motos lorsqu’ils montent une attaque et à se disperser ensuite dans la brousse. Les villageois qui résistent sont punis ou tués.[6]


[1] Entretiens de Crisis Group, chef peul, Niamey, 1er février 2023 ; autorités locales, ville d’Abala, 26 avril 2023.

[3] Si l’EI-Sahel est la force jihadiste dominante dans le département d’Abala et le long de la majeure partie de la frontière Niger-Mali, le GSIM est également influent dans certaines parties de la région de Tillabéri, en particulier le long de la frontière avec le Burkina Faso. Comparé à l’EI-Sahel, on dispose de plus d’informations sur les pratiques du GSIM en matière de gouvernance des civils, généralement considérées comme mieux développées et moins prédatrices. Voir, par exemple, Yvan Guichaoua et Ferdaous Bouhlel, « Interactions between Civilians and Jihadists in Mali and Niger », University of Kent, 2023. La nature des liens entre les femmes et le GSIM, en particulier avec la Katiba Macina, affiliée au GSIM dans le centre du Mali, est également mieux connue. Boubacar Sangaré et Jeannine Ella Abatan, « Katiba Macina and Boko Haram: Including Women to what End? », Institute for Security Studies, 31 mars 2021 ; Natasja Rupesinghe et Yida Diall, « Women and the Katiba Macina in Central Mali », Norwegian Institute of International Affairs, 2019.

[4] Début 2023, par exemple, des jihadistes ont tué les chefs des villages de Badak et d’Abarey, situés respectivement à environ 20 kilomètres et 40 kilomètres de la ville d’Abala. Entretien de Crisis Group, autorités locales, ville d’Abala, 26 avril 2023.

[5] Pour une généalogie plus détaillée, voir « Actor Profile : La province du Sahel de l’État islamique », ACLED, janvier 2023.

[6] Briefing Afrique de Crisis Group N°172, Niger : éviter l’aggravation des violences contre les civils à Tillabéri, 28 mai 2021.

B. Présence étatique et influence jihadiste

Du fait de la présence permanente des forces de sécurité nigériennes dans la ville d’Abala, celle-ci est plus sûre que les zones rurales environnantes et a ainsi attiré des milliers de personnes fuyant leurs domiciles.[1] Dès 2012, le gouvernement avait déjà ouvert un camp pour les réfugiés maliens. Le département accueille également des déplacés internes, répartis entre la ville d’Abala, un site à sa périphérie et d’autres sites temporaires à travers son territoire. A la mi-2023, Abala comptait quelque 21 000 personnes réfugiées et 16 000 personnes déplacées internes, soit la plus grande population déracinée des treize départements de Tillabéri.[2] Le gouvernement et les groupes humanitaires tentent de fournir un abri, de la nourriture et d’autres produits de première nécessité aux personnes déplacées, mais ils peinent à répondre à l’ensemble des besoins. Les écoles et les cliniques de la ville d’Abala fonctionnent mais sont insuffisamment équipées pour satisfaire la demande locale.[3]

En dehors de la ville d’Abala, cependant, l’Etat est à peine visible. Les soldats effectuent des patrouilles dans le département, mais n’ont plus de base permanente à l’extérieur de la ville, et la plupart des services, notamment les écoles, ont fermé.[4] La plupart des organisations humanitaires ont également quitté les zones rurales, estimant qu’il était trop compliqué et trop dangereux de s’aventurer au-delà des limites de la ville d’Abala.[5] Peu après le coup d’Etat, les autorités ont annoncé la suspension des activités des agences des Nations unies et des ONG étrangères dans les zones d’opérations militaires, sans préciser quelles zones étaient considérées comme telles.[6] En avril, le régime a rendu obligatoires les escortes militaires pour tous les déplacements des agences humanitaires et des ONG en dehors des villes principales, une exigence qui n’est pas nouvelle mais qu’elles appliquent strictement, contrairement aux autorités précédentes. Les efforts de plaidoyer visant à donner une plus grande marge de manœuvre aux travailleurs humanitaires ont, jusqu’à présent, été infructueux.[7] Après le coup d’Etat, les bailleurs de fonds ont suspendu la majeure partie de la coopération au développement à long terme, en particulier l’aide budgétaire et les activités de soutien aux structures gouvernementales. Celle-ci n’a été que lentement et partiellement relancée.[8]


[1] Les forces de sécurité dans le département d’Abala comprennent l’armée, la garde nationale, la gendarmerie et la police. Entretien de Crisis Group, autorités locales, ville d’Abala, 26 avril 2023. Voir également « Cartographie des acteurs de la sécurité dans les régions de Maradi, Tahoua et Tillabéri », African Security Sector Network, mai 2022.

[3] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, femmes vivant dans la ville d’Abala, mars-avril 2024.

[4] Début 2020, les troupes ont quitté un poste frontalier à Ikarfane à la suite d’attaques contre des camps militaires situés près de la frontière entre le Mali et la région nigérienne de Tillabéri qui avaient fait des dizaines de morts parmi les soldats. Voir Hannah Armstrong, « Derrière l’attaque jihadiste d’Inates au Niger », commentaire de Crisis Group, 13 décembre 2019.

[5] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, femmes vivant dans la ville d’Abala et dans les villages du département, mars-avril 2024 ; personnel d’une ONG internationale, en ligne, 27 mars 2024.

[7] Entretien téléphonique de Crisis Group, haut fonctionnaire des Nations unies au Niger, 9 juillet 2024.

[8] Les institutions de l’UE, notamment, maintiennent la suspension de 80 pour cent de la coopération au développement à long terme qui, pour la période 2021-2024, était prévue à 503 millions d’euros. Entretiens de Crisis Group, fonctionnaires de l’UE, Bruxelles, mai 2024.

L’EI-Sahel ...n’a pas de bases visible [à proximité de la ville d’Abala], mais ses combattants font régulièrement irruption dans les villages pour s’assurer du respect de ses règles.

L’EI-Sahel exerce une influence dans tout le département, y compris à proximité immédiate de la ville d’Abala. Une femme a déclaré à Crisis Group que des jihadistes venaient régulièrement prélever la zakat (impôt islamique) dans son village, situé à seulement trois kilomètres d’Abala.[1] L’organisation n’a pas de bases visibles, mais ses combattants font régulièrement irruption dans les villages pour s’assurer du respect de ses règles et punir toute transgression présumée.[2] Ces règles comprennent le paiement forcé de la zakat en espèces ou en bétail, des codes vestimentaires rigides et l’interdiction des cérémonies ostentatoires, du vol ou du banditisme, ainsi que du tabac. Les jihadistes érigent souvent des points de contrôle à l’entrée des villages, inspectant les voitures et les motos – une « procédure standard » selon les villageois.[3] L’EI-Sahel tente également d’empêcher les loisirs populaires, comme ceux au cours desquels des jeunes hommes se rassemblent autour d’un feu de charbon pour préparer du thé.[4]

Les informateurs jouent un rôle essentiel pour permettre au groupe de surveiller et de contrôler le comportement des habitants. De nombreuses femmes interrogées par Crisis Group ont déclaré que la peur et la suspicion étaient monnaie courante, parfois au sein même des familles. Une femme haoussa l’explique ainsi : « Nous avons peur de parler aux étrangers car, ici, les murs ont des oreilles. Il est plus facile de répondre aux questions en disant “je ne sais pas”, même si ce n’est pas vrai. »[5]


[1] Entretien téléphonique de Crisis Group, femme touareg, 26 mars 2024.

[2] Entretiens de Crisis Group, femmes de la ville d’Abala et des villages du département, avril 2023-mars 2024. Voir également Guichaoua et Bouhlel, « Interactions between Civilians and Jihadists in Mali and Niger », op. cit.

[3] Entretien de Crisis Group, femme peul, Niamey, 18 avril 2023.

[4] Entretiens de Crisis Group, femme haoussa de 50 ans, Niamey, 17 avril 2023 ; femme touareg de 21 ans, Niamey, 15 avril 2023.

[5] Entretien de Crisis Group, ville d’Abala, 28 avril 2023.

III. La vie sous l’influence des jihadistes

En imposant des restrictions aux femmes et aux filles dans le nord de la région de Tillabéri, l’EI-Sahel n’est pas parti de rien. Le Niger est une société profondément patriarcale et les inégalités de genre sont particulièrement marquées dans cette région rurale et pauvre. Ces normes solidement enracinées ont façonné la manière dont l’EI-Sahel intervient dans la vie des femmes et des hommes qui y vivent.

A. Mariage, liens familiaux et recrutement

Dans la société nigérienne, où le mariage marque l’entrée dans la vie d’adulte, la plupart des femmes se marient jeunes. Une fille sur quatre est mariée avant l’âge de quinze ans, et près des trois quarts ont un mari à dix-huit ans.[1] Environ un tiers des femmes mariées vivent dans des unions polygames (dans ces arrangements, les hommes ont plusieurs femmes, ce qui accroît leur statut social et économique[2]). Le consentement des parents et l’accord de la communauté jouent généralement un rôle primordial dans la prise de décision relative au mariage.[3]

Se marier nécessite de l’argent, ce dont manquent beaucoup de jeunes hommes de la région. Par convention, lorsqu’un homme demande une fille ou une femme en mariage, lui et sa famille offrent une somme d’argent, des terres ou d’autres biens à la future mariée et sa famille. Cela permet de financer les festivités liées au mariage et à l’installation du nouveau foyer.

Les fonds nécessaires étaient autrefois accessibles aux jeunes hommes aux moyens limités, mais au fil du temps, la pression exercée sur les familles pour qu’elles organisent des cérémonies particulièrement coûteuses afin d’asseoir leur statut social a fait grimper fortement le prix de la dot.[4] En 2023, la dot s’élevait ainsi à plus de 500 dollars dans la ville d’Abala et les villages environnants – une petite fortune pour les jeunes hommes de la région qui, même quand ils travaillent, vivent le plus souvent au jour le jour.[5] La dot ne constitue qu’une partie de l’engagement financier du jeune époux. Une fois mariés, les hommes sont responsables non seulement de leur propre ménage, mais aussi d’un cercle familial élargi. La plupart des femmes que Crisis Group a interrogées sur le sujet pensent que des attentes aussi lourdes peuvent expliquer l’attrait du jihadisme aux yeux des jeunes hommes.[6] Comme il sera discuté plus en détail plus loin dans ce briefing, les opportunités de gagner de l’argent sont rares, et la situation s’est davantage détériorée avec le conflit lié à l’EI-Sahel. Les hommes sont attirés dans le giron du groupe de différentes manières : certains s’engagent comme combattants, d’autres fournissent aux insurgés des motos ou du carburant, d’autres encore aident à vendre du bétail volé sur les marchés.[7]

Les membres de l’EI-Sahel pourraient, en théorie, utiliser leur statut au sein du groupe pour contraindre les femmes et les jeunes filles à avoir des relations avec eux. Dans la pratique, cependant, les femmes interrogées ont indiqué qu’un tel contournement des normes locales ne se produisait généralement pas. Les futurs mariés issus des rangs jihadistes suivent généralement la voie traditionnelle en demandant la main de la future épouse à ses parents et en payant la dot[8]. Bien que les jihadistes respectent largement ces coutumes et n’aient pas recours à la force physique pour se marier, ces arrangements ne sont pas nécessairement exempts de pression. Une femme explique ainsi :

Il arrive qu’ils demandent les filles en mariage, surtout dans les campements autour des zones de pâturage. Le mariage aura lieu si la fille dit oui. Ils paient également la dot. Mais les gens ont peur, [donc] ils n’osent pas dire non.[9]


De tels mariages reçoivent un accueil mitigé de la part des familles et plus largement de la communauté. De nombreuses femmes s’opposent à l’idée que des combattants jihadistes épousent les filles de leur famille. D’autres estiment néanmoins qu’il n’est pas anormal pour les filles et les jeunes femmes des zones rurales proches de la frontière de se marier avec ces hommes, puisqu’elles les connaissent et proviennent des mêmes communautés.


[1] « Ending Child Marriage in Niger », UNICEF Niger, mars 2020.

[2] « Polygamy in West Africa: Impacts on Fertility, Fertility Intentions and Family Planning », Population Reference Bureau, 19 avril 2022.

[3] Sur la prise de décision en matière de mariage, voir Grace Saul, Aïssa Diarra, Andrea J. Melnikas and Sajeda Amin, « Voice Without Choice? Investigating Adolescent Girls’ Agency in Marital Decision-making in Niger », Progress in Development Studies, vol. 20, no. 4 (2020), p. 270.

[4] « Niger : la dot et son évolution avec le temps », Studio Kalangou, 16 juillet 2020.

[5] Dans la ville d’Abala, le futur marié devait payer à la famille de sa femme environ 320 000 francs CFA (550 dollars) en avril 2023. Le coût de la dot est considérablement plus bas si la femme est divorcée ou veuve. Entretien de Crisis Group, femme touareg de 21 ans, Niamey, 15 avril 2023.

[6] Les autorités locales partagent cette analyse. Entretien de Crisis Group, ville d’Abala, 26 avril 2023.

[7] Pour une discussion détaillée, voir Ibrahim Harouna Ousmane, Enjeux sécuritaires et mobilisation des jeunes dans les groupes extrémistes violents : une analyse par l’exemple d’Abala (Tillabéri)Thèse de doctorat de l’université Abdou-Moumouni (Niamey), 2023, p. 68.

[8] Entretiens de Crisis Group, femmes ayant des liens familiaux avec l’EI-Sahel, Niamey et Abala, avril-mai 2023.

[9] Entretien de Crisis Group, femme peul originaire d’un village proche de la frontière malienne, Niamey, 18 avril 2023. Voir également « Mali : Mounting Islamist Armed Group Killings, Rape », Human Rights Watch, 13 juillet 2023. Des dynamiques similaires ont été observées dans les zones sous l’influence de la Katiba Macina, affiliée au GSIM, dans le centre du Mali. Jeannine Ella Abatan et Boubacar Sangaré, « Katiba Macina and Boko Haram: Including Women to What End? », Institute for Security Studies, 2021.

D’autres encore voient dans le mariage avec un jihadiste un moyen d’échapper à la misère. Plusieurs femmes interrogées ont en effet souligné que le système imposé par l’EI-Sahel, selon lequel les femmes restent à la maison et les hommes sont chargés de subvenir à leurs besoins, est un attrait pour les filles qui ont eu pour habitude de travailler dur pour aider leur famille. Une femme a fait remarquer que « les femmes des jihadistes ne travaillent pas. Elles sont toujours à la maison ».[1] Selon elle, la perspective d’avoir à moins travailler tout en ayant assez à manger pourrait peser dans la balance chez celles qui cherchent ou acceptent de se marier avec un membre du groupe. Une autre femme, farouchement opposée à ce que ses quatre filles soient mêlées aux jihadistes, a déclaré que « les filles de la brousse les aiment bien » car elles n’ont pas besoin de travailler et ont toujours de la nourriture en abondance.[2]

Les femmes jouent un rôle central au sein de l’EI-Sahel autour des enjeux matrimoniaux ou autres questions familiales. Au Sahel central, contrairement au bassin du lac Tchad, les jihadistes ne recrutent généralement pas de femmes pour en faire des combattantes ou les utiliser pendant les combats.[3] Le soutien apporté par les femmes est davantage lié à leurs activités traditionnelles d’épouses et de mères. Elles peuvent, par exemple, utiliser leurs réseaux familiaux pour se procurer des biens, tels que les médicaments, que les combattants n’arrivent pas à obtenir seuls.[4]

A l’inverse, certaines femmes utilisent ces rôles traditionnels pour dissuader leurs proches, en particulier leurs fils, de rejoindre l’EI-Sahel – bien que leur capacité à y parvenir soit souvent limitée. Dans certains cas, la pression sociale est très forte. Une femme peul déplacée, dont le fils a 15 ans, a déclaré qu’elle serait impuissante à l’empêcher de rejoindre l’EI-Sahel s’ils devaient retourner dans leur village d’origine. « Si tout le village soutient cela, si tout le monde souhaite cela, je ne pourrai rien faire. »[5] La pression exercée par l’EI-Sahel, y compris à l’encontre des familles des recrues potentielles, entre également en ligne de compte. Une femme ayant fui son village près de la frontière malienne a raconté comment des jihadistes avaient battu son mari parce qu’ils voulaient l’obliger à enrôler son fils dans le groupe.[6] Enfin, certains hommes cachent à leur famille leurs liens avec l’EI-Sahel, expliquant que leurs longues absences et leurs nouveaux revenus proviennent d’un travail (licite) à l’étranger. Dans ces cas-là, les parents ne découvrent souvent la vérité que lorsque leur fils est tué au combat ou est reconnu par une connaissance détenue un temps par le groupe.[7]


[1] Entretien de Crisis Group, femme peul originaire d’un village proche de la frontière, ville d’Abala, 29 avril 2023.

[2] Entretien de Crisis Group, femme peul ayant récemment quitté son village près de la frontière malienne, ville d’Abala, 30 avril 2023. La perspective d’avoir une charge de travail réduite à l’extérieur du domicile a été identifiée comme un facteur important du soutien des femmes sahéliennes à une telle interprétation de la loi islamique. « Dogmatism or Pragmatism? Violent Extremism and Gender in the Central Sahel », International Alert, juillet 2020 ; Laura Berlingozzi et Luca Raineri, « Reiteration or Reinvention? Jihadi Governance and Gender Practices in the Sahel », International Feminist Journal of Politics, 2023.

[4] Entretien de Crisis Group, femme peul, Niamey, 16 avril 2023.

[5] Entretien de Crisis Group, femme peul, Niamey, 16 avril 2023.

[6] Entretien de Crisis Group, femme peul, Niamey, 14 avril 2023. Sur le recrutement d’enfants par l’EI-Sahel, notamment via l’endoctrinement et la coercition violente, voir Guillaume Soto-Mayor et Boubacar Ba, « Generational Warfare in the Sahel: The Khilafa Cubs and the Dynamics of Violent Insurgency within the Islamic State Province », Working Group on Children Recruited by Terrorist and Violent Extremist Groups, novembre 2023.

[7] Entretiens de Crisis Group, Niamey et Abala, avril-mai 2023.

B. Les normes comportementales et leur mise en œuvre

L’EI-Sahel exige des femmes et des jeunes filles qu’elles respectent les normes comportementales que le groupe tire de son interprétation des principes islamiques. La plus visible d’entre elles concerne l’apparence des femmes et leur présence dans les espaces publics. Dans les villages sous influence jihadiste, les filles et les femmes sont tenues de porter un hijab noir ne laissant apparaître que les yeux, une robe noire intégrale (abaya) et des chaussettes noires. Les femmes plus âgées ont un peu plus de latitude ; elles peuvent choisir la couleur de leur hijab et laisser leur visage à découvert.[1]

L’EI-Sahel communique de diverses manières ce qu’il considère être une tenue vestimentaire appropriée pour les femmes. Des prédicateurs musulmans itinérants donnent des instructions sur les codes vestimentaires et encouragent les femmes à copier le style des épouses de jihadistes.[2] Même lorsqu’elles sont habillées de « manière appropriée », les femmes disent avoir peu de liberté de mouvement. Les jihadistes ont clairement fait savoir qu’ils préféraient qu’elles restent à l’intérieur et, dans certains villages, ils leur ont interdit de travailler dans les champs ou de ramasser du bois.[3] Ces contraintes sont particulièrement lourdes pour les femmes qui sont cheffes de ménage et doivent subvenir aux besoins des leurs.


[1] Entretiens de Crisis Group, femmes de la ville d’Abala et des villages du département d’Abala, avril-mai 2023.

[2] Entretien de Crisis Group, femme haoussa vivant dans un village proche de la frontière malienne, Niamey, 17 avril 2023.

[3] La pratique de la séclusion des femmes existait au Niger bien avant le développement du jihadisme. Elle s’explique à la fois comme un choix stratégique fait par les femmes elles-mêmes et comme un moyen pour les hommes d’accaparer les terres agricoles. Barbara M. Cooper, « Reflections on Slavery, Seclusion and Female Labor in the Maradi Region of Niger in the Nineteenth and Twentieth Centuries », The Journal of African History, vol. 35, no. 1 (1994), p. 61 ; Marie Monimart, « Sahel : sécheresses, crises alimentaires et déféminisation des systèmes agraires », dans Du grain à moudre : genre, développement rural et alimentation, sous la direction de Christine Verschuur, (Geneva, 2001), p. 133-152.

Les interactions entre les hommes non mariés et les jeunes femmes sont ... strictement contrôlées.

Les interactions entre les hommes non mariés et les jeunes femmes sont aussi strictement contrôlées. De simples contacts, même anodins, entre hommes et femmes peuvent en effet conduire à des pressions en vue d’un mariage. Une femme a déclaré à Crisis Group que les jihadistes forcent les jeunes à se marier si l’on pense qu’ils entretiennent une relation.[1] Si de nombreuses femmes n’apprécient pas les contraintes imposées par l’EI-Sahel, quelques-unes ont toutefois exprimé une certaine approbation à l’égard de ces règles qui, selon elles, proscrivent les tenues et les comportements indécents et permettent de contenir la prostitution.[2]

Les jihadistes ne punissent pas de la même manière les hommes et les femmes qu’ils jugent désobéissants. Les hommes peuvent être enlevés si leur comportement est jugé contraire à la loi islamique ou s’ils sont soupçonnés de transmettre des informations aux autorités. Ils sont généralement libérés après un certain temps (allant, semble-t-il, d’une semaine à un mois), mais des transgressions répétées peuvent être punies par la peine de mort.[3] Le groupe jihadiste exécute également les bandits ou mutile les voleurs. Les témoignages sur les châtiments physiques, souvent mortels, infligés aux hommes sont nombreux. En revanche, le sort réservé aux femmes qui transgressent l’interprétation que fait l’EI-Sahel de la loi islamique est beaucoup plus ambigu. Certaines femmes affirment que les jihadistes infligent des châtiments corporels aux femmes, mais lorsqu’elles sont interrogées spécifiquement sur ce point, elles disent avoir simplement entendu parler d’incidents au cours desquels des femmes ont été battues ou fouettées, sans en avoir été personnellement témoins. D’autres sources déclarent que les femmes ne sont pas soumises à des châtiments physiques. D’autres disent enfin que la simple menace de violences dissuade les femmes de désobéir.

De manière générale, en comparaison de la violence terrible qu’ils infligent régulièrement aux hommes et aux garçons, il est rare que les jihadistes s’en prennent physiquement aux femmes en public dans le département d’Abala – c’est même à peine s’ils les regardent.[4] Lors de massacres de civils à Tillabéri, les jihadistes ont, dans au moins un incident survenu près du département d’Abala, pris pour cible uniquement les hommes et les garçons, y compris des enfants âgés d’à peine onze ans. Ils avaient par contre laissé les femmes indemnes.[5]

Enfin, si la violence contre les hommes et les garçons est fréquemment mentionnée par les femmes comme une raison de se montrer méfiantes vis-à-vis de l’EI-Sahel, il en va de même pour leurs perceptions des forces de sécurité nationales. Certaines femmes (principalement des Peul) considèrent même les jihadistes comme un moindre mal à cet égard. Ces derniers, disent-elles, punissent tous ceux qui leur désobéissent, quelle que soit leur appartenance ethnique, alors que les forces de sécurité s’en prennent pendant leurs patrouilles principalement aux Peul, que certains au sein des forces de l’ordre associent aux insurrections jihadistes. Selon une femme peul d’une cinquantaine d’années, les populations se tournent, suivant là où elles vivent, soit vers les jihadistes, soit vers les forces de sécurité pour obtenir une protection :

Personnellement, vivant dans la ville d’Abala, j’ai plus confiance dans les forces de sécurité. Mais j’ai aussi peur d’elles, car j’ai des proches dans la brousse qui peuvent à tout moment en être victimes. Les forces de sécurité protègent ceux qui sont dans les villes, mais elles commettent des violences contre les populations rurales.[6]


[1] Entretien de Crisis Group, femme peul originaire d’un village proche de la frontière malienne, Niamey, 14 avril 2023.

[2] Entretiens de Crisis Group, femmes vivant dans la ville d’Abala, ville d’Abala, avril-mai 2023.

[3] Entretien téléphonique de Crisis Group, femme peul vivant dans un village entre Abala et la frontière malienne, 29 mars 2024.

[4] Comme c’était déjà le cas avant l’insécurité généralisée actuelle, une grande partie de la violence à l’encontre des femmes et des filles a lieu au sein du foyer et dans le cadre des relations interpersonnelles. Les conflits et les déplacements de population ont exacerbé divers facteurs de risque de violence domestique : le confinement des familles dans des logements petits et inadéquats, l’augmentation du stress économique dans les ménages, les difficultés pour les hommes et les femmes à répondre aux attentes liées aux identités de genre (par exemple, ramener un revenu à la maison ou préparer la nourriture pour la famille), l’effondrement des mécanismes sociaux visant à atténuer les tensions entre les conjoints et la normalisation de la violence au sein de la société. Voir aussi Ornella Moderan, Fatoumata Maïga et Projet Boogu/Gayya, « Niger : regards de femmes sur l’insécurité dans la région de Tillabéri », Institute for Security Studies, novembre 2022.

[5] Briefing Afrique de Crisis Group N°172, Niger : éviter l’aggravation des violences contre les civils à Tillabéri, 28 mai 2021 ; « Niger: Surging Atrocities by Armed Islamist Groups », Human Rights Watch, 11 août 2021; et « UNICEF condemns deadly Niger attack that left 58 dead », CGTN, 18 mars 2021. Les jihadistes pourraient également être en train de changer de tactique vis-à-vis des hommes et des femmes. L’EI-Sahel semble en effet être devenu moins répressif au cours des derniers mois. La quasi-totalité des quinze femmes avec lesquelles Crisis Group s’est entretenu en mars pour évaluer la situation après le coup d’Etat ont déclaré que les châtiments corporels, le vol de bétail, les enlèvements et les meurtres avaient diminué depuis le second semestre 2023. Ces observations concordent avec les informations faisant état des efforts déployés par l’EI-Sahel pour « normaliser » ses relations avec les habitants de la région malienne de Ménaka, qui borde le département d’Abala, en rouvrant les points d’eau et les marchés et en protégeant la population contre les bandits. « Dans le nord-est du Mali, l’État islamique en voie de “normalisation”? » Afrique XXI, 13 novembre 2023.

[6] Entretien de Crisis Group, femme peul résidant à Abala mais originaire d’un village proche de la frontière malienne, ville d’Abala, 29 avril 2023.

C. Les moyens de subsistance

L’économie du département d’Abala, et plus largement celle de Tillabéri, repose principalement sur l’agriculture, l’élevage et le commerce transfrontalier, et influence de nombreux domaines, allant du mariage à l’éducation en passant par le recrutement des jeunes hommes par les jihadistes. L’insécurité généralisée a cependant rendu les activités économiques dangereuses, tandis que les quelques emplois du secteur public auparavant disponibles dans les zones rurales ont pratiquement tous disparu. Le gouvernement a en outre fermé un certain nombre de marchés ruraux et interdit l’utilisation de motos afin de lutter contre l’EI-Sahel, réduisant encore davantage les moyens de subsistance des populations.[1]

Si tous les habitants subissent la détérioration économique, les hommes et les femmes la vivent différemment. Une femme a expliqué qu’avant l’arrivée de l’EI-Sahel dans son village, les hommes mariés interdisaient déjà à leurs femmes de vendre des marchandises sur le marché local. Estimant que cette activité était l’occasion d’une sortie inappropriée, ils obligeaient leurs femmes à y envoyer leurs jeunes filles à la place.[2] Au Niger, les hommes ont aussi longtemps possédé la majeure partie des terres agricoles. Avant que l’EI-Sahel ne soit si influent, de nombreuses femmes trouvaient tout de même des moyens de gagner de l’argent, notamment en cueillant et en vendant des plantes comestibles, en élevant du petit bétail ou en travaillant la terre. Elles utilisaient alors les revenus de ces activités pour compléter ceux de leurs maris, ce qui leur offrait une certaine autonomie financière. Une femme déplacée se souvient :

Dans le village, les femmes cueillaient des plantes comestibles et cultivaient le gombo et l’oseille, que nous vendions sur les marchés alentours. Avec ces revenus, nous pouvions nous acheter de petits animaux et, après un certain temps, des vaches. Même après le décès de mon mari, mort des suites d’une maladie, je pouvais facilement subvenir aux besoins de ma famille.[3]


Aujourd’hui, de nombreuses femmes ont perdu ces rares sources de revenu et d’autonomie. Celles qui sont restées dans les zones rurales ont souvent cessé de travailler la terre par crainte des violences jihadistes. D’autres ont vendu leurs animaux pour pouvoir joindre les deux bouts, à condition que les jihadistes ne se soient pas déjà emparés de leur bétail lors de leurs violentes incursions. Les femmes qui ont trouvé refuge dans la ville d’Abala ont généralement perdu leurs propres animaux (en plus du troupeau familial) ou l’accès à leurs champs, voire les deux. De nombreuses femmes ont fait preuve de créativité et de résilience pour trouver d’autres activités leur permettant de nourrir leur famille.

Celles devenues veuves à cause du conflit se trouvent dans une situation particulièrement précaire, car les normes patriarcales peuvent leur interdire l’accès aux biens de leurs maris, y compris aux maisons et aux terres. Une mère de trois enfants a ainsi décrit comment, après la disparition de son mari près de la frontière (probablement en raison de ses liens avec l’EI-Sahel), elle et ses enfants sont devenus entièrement dépendants de son frère. Sans ce dernier, a-t-elle précisé, « j’aurais toutes les difficultés du monde ».[4]

Certaines femmes interrogées dans la ville d’Abala ont déclaré avoir reçu des aides ou participé à des activités génératrices de revenus proposées par des ONG. Mais, même avant que le coup d’Etat de 2023 ne vienne compliquer les efforts humanitaires, de nombreuses femmes ont indiqué n’avoir reçu qu’une aide sporadique, voire aucune aide du tout. Plusieurs personnes interrogées par Crisis Group ont affirmé que certains jeunes, arrivant dans la ville d’Abala et constatant la situation difficile des personnes déplacées, avaient conclu qu’il était encore préférable de retourner dans leur village sous contrôle de l’EI-Sahel.[5]


[1] Entretien de Crisis Group, veuve peul de 60 ans, ville d’Abala, 27 avril 2023. Voir aussi, rapport Afrique de Crisis Group N°261, Frontière Niger-Mali : mettre l’outil militaire au service d’une approche politique, op. cit.

[2] Entretien de Crisis Group, femme haoussa de 50 ans vivant dans un village proche de la frontière malienne, Niamey, 17 avril 2023.

[3] Entretien de Crisis Group, femme djerma de 51 ans, Niamey, 13 avril 2023.

[4] Entretien de Crisis Group, femme touareg, Niamey, 12 avril 2023. Voir aussi Moderan et al., « Niger : regards de femmes sur l’insécurité dans la région de Tillabéri », op. cit.

[5] Entretiens de Crisis Group, personnes déplacées peul originaires d’un village proche de la frontière malienne, Niamey, avril 2023.

D. L’éducation

Parmi les enfants de la région de Tillabéri, nombreux sont ceux – garçons et filles – qui n’ont pas accès à l’éducation. En janvier, environ un tiers des écoles de la région avaient fermé leurs portes en raison de la menace constante de violence, privant plus de 70 000 enfants d’instruction. La grande majorité de ces établissements sont des écoles primaires.[1] Les jihadistes font parfois irruption dans des salles de classe pour intimider les enseignants et les élèves, avant d’endommager le matériel ou les bâtiments. « Nos enfants ne sont pas allés à l’école depuis deux ans », a déclaré une femme peul, mère de cinq enfants. « Les terroristes ont fouetté les enfants, mis le feu à leurs fournitures scolaires et incendié l’école. Les enseignants ont eu peur et ont quitté notre village. »[2]

L’EI-Sahel ne semble pas cibler spécifiquement l’éducation des filles, mais les attaques du groupe contre les écoles ont un effet disproportionné sur celles-ci. D’après les entretiens menés par Crisis Group, de nombreuses familles n’ont pas assez d’argent pour pouvoir envoyer tous leurs enfants à l’école dans la ville d’Abala, où l’enseignement est encore accessible. L’éducation des fils étant plus valorisée que celle des filles, et ces dernières étant souvent appelées à participer aux tâches ménagères du foyer, les familles ont tendance à utiliser les moyens à leur disposition pour scolariser les garçons. Les filles qui ne sont plus à l’école en raison du conflit sont davantage susceptibles de se marier jeunes, surtout si leur famille peine à joindre les deux bouts.


[1] Entretien téléphonique de Crisis Group, Coordination of the Education Cluster, 20 mars 2024. Correspondance de Crisis Group, représentants d’un bailleur de fonds, 2 août 2024. Voir aussi « Niger, Multi-Crisis Map as of February 2024 », Commission européenne, 1er mars 2024.

[2] Entretien téléphonique de Crisis Group, femme peul vivant dans un village entre Abala et la frontière malienne, 29 mars 2024.

De nombreux parents considèrent que maintenir leur fille à l’école au-delà d’un certain âge risque de nuire à leurs chances de se marier.

Cela dit, même s’ils en ont les moyens, de nombreux parents considèrent que maintenir leur fille à l’école au-delà d’un certain âge risque de nuire à leurs chances de se marier. « Etudier, c’est bien, mais se marier, c’est mieux », a déclaré une femme touareg déplacée qui ne s’opposerait pas à ce que sa fille de douze ans se marie. « Si une fille va à l’école, elle peut tomber enceinte. »[1]

Les autorités militaires ont reconnu la nécessité de rouvrir les écoles à Tillabéri, vantant les efforts dans ce domaine comme la preuve qu’elles ont rendu la région un peu plus sûre.[2] Selon la Direction régionale de l’éducation nationale (DREN), 122 des 900 écoles fermées pourraient reprendre les cours sans présence militaire sur place. En novembre 2023, le gouvernement a demandé à la DREN d’équiper ces écoles pour une réouverture à la mi-décembre 2023. [3] Peu d’enseignants semblent pourtant disposés à retourner dans la région. A la fin du mois de juin 2024, une seule des onze écoles censées rouvrir dans le département d’Abala y était parvenue.[4] Si les écoles rouvrent leurs portes, les autorités, en collaboration avec les organisations d’aide au développement, devront redoubler d’efforts pour encourager les familles à y envoyer leurs filles et à les y maintenir plus longtemps.


[1] Entretien de Crisis Group, femme touareg de 33 ans, Niamey, 12 avril 2023. Sur l’impact de l’insécurité à Tillabéri sur les mariages précoces, voir aussi Moderan et al., « Niger : regards de femmes sur l’insécurité dans la région de Tillabéri », op. cit.

[2] « La réouverture des écoles fermées à Tillabéri : une autre prouesse du CNSP en faveur du droit à l’éducation », Agence Nigérienne de Presse, 12 décembre 2023.

[4] Six autres écoles ont été relocalisées. Correspondance de Crisis Group, Coordination of the Education Cluster, 1er juillet 2024.

E. L’accès aux soins de santé

L’EI-Sahel tolère en grande partie la présence des services de santé dans le département d’Abala, et plus largement à Tillabéri, probablement parce que les combattants ou leurs proches ont aussi besoin de soins médicaux. [1] Par exemple, le village de Tigézéfen, situé à moins de 20 kilomètres du Mali, dispose encore d’un poste de santé public. Une femme a confié à Crisis Group que les « femmes des jihadistes » venaient régulièrement du Mali pour accoucher ou se faire soigner dans ces postes de santé.[2]


[1] Entretien téléphonique de Crisis Group, haut fonctionnaire des Nations unies au Niger, 9 juillet 2024.

[2] Entretien de Crisis Group, femme vivant dans un village proche de la frontière malienne, Niamey, 17 avril 2023.

L’accès des femmes aux soins de santé dans les villages ruraux reste pourtant limité par le manque d’infrastructures.

Si les jihadistes ne ciblent donc pas les services de santé, l’accès des femmes aux soins de santé dans les villages ruraux reste pourtant limité par le manque d’infrastructures – une situation qui prévalait bien avant l’insécurité actuelle – et de moyens de transport vers les villes. Dans la ville d’Abala, les services de santé peinent à répondre aux besoins d’une population qui augmente rapidement. Une femme peul de 26 ans explique : « Lorsque nous nous rendons au centre de santé pour des consultations prénatales, il arrive que quarante personnes fassent la queue. Dans ces cas-là, les agents de santé acceptent vingt personnes et disent aux autres femmes de revenir un autre jour. »[1] De nombreuses personnes interrogées par Crisis Group ont également fait état du coût prohibitif des consultations et des médicaments.

Avec des taux de natalité parmi les plus élevés au monde, en particulier chez les femmes pauvres vivant dans les zones rurales, et un accès quasi inexistant à la contraception moderne, les services de santé sont essentiels au bien-être des femmes nigériennes, y compris à Tillabéri.[2] La tolérance dont l’EI-Sahel a fait preuve jusqu’à présent dans ce domaine suggère qu’il est possible de répondre aux besoins en matière de santé des femmes et des hommes dans le département d’Abala.


[1] Entretien téléphonique de Crisis Group, femme peul de 26 ans vivant dans la ville d’Abala, 28 mars 2024.

[2] Le taux de natalité est d’environ sept naissances par femme. Voir aussi « Fertility rate, total (births per woman) », Banque mondiale, avril 2024.

IV. L’effritement des liens intercommunautaires

Les tensions entre groupes ethniques ont favorisé la montée en puissance de l’EI-Sahel dans le nord de Tillabéri, mais ces mêmes fractures intercommunautaires se sont détériorées encore davantage sous l’effet de la présence des jihadistes, comme l’a observé Crisis Group par le passé.[1] Si les auteurs comme les victimes des affrontements sont majoritairement des hommes, les femmes influencent à leur manière l’évolution des liens intercommunautaires.

Certaines femmes incitent les hommes de leur entourage à prendre les armes. Elles l’ont fait dès la fin des années 1990 et dans les années 2000, lorsque de violents conflits opposaient soit les éleveurs peul aux éleveurs daosahak, soit les éleveurs peul aux agriculteurs djerma, suscitant une vague de peur parmi les populations. Les hommes qui ont combattu à l’époque, et dont certains ont ensuite rejoint des groupes jihadistes, sont encore salués par certaines femmes comme des protecteurs de leur communauté qui « ont fait en sorte que les gens se sentent en sécurité. »[2] Plus récemment, les femmes ont parfois tenté de convaincre les hommes de résister à l’EI-Sahel par la force. Une jeune femme de 21 ans a ainsi raconté comment, après des incursions répétées de jihadistes dans son village, elle et plusieurs autres jeunes femmes ont exigé que les hommes prennent les armes pour les protéger, plutôt que de devoir fuir.[3]

Les femmes contribuent également à perpétuer un climat d’acrimonie entre les membres des différentes communautés. La présence de groupes jihadistes a renforcé l’animosité entre les communautés, en particulier à l’égard des Peul, qui portent le stigmate d’avoir fourni le gros des combattants au début du jihadisme au Mali. Plusieurs personnes interrogées ont exprimé leur méfiance à l’égard des hommes et des femmes peul. Beaucoup imputent la violence jihadiste aux jeunes hommes peul, et les femmes d’autres communautés accusent les femmes peul de soutenir leurs fils soupçonnés d’avoir embrassé la cause jihadiste. Une femme haoussa a déclaré que son village « chasserait tous les Peul » s’il en avait les moyens.[4] Une agricultrice djerma âgée d’une cinquantaine d’années a, quant à elle, dit voir dans le massacre de civils perpétré par l’EI-Sahel près de son village en 2021 une vengeance des Peul pour les violences que les Djerma leur avaient infligées par le passé.[5] La méfiance imprègne ainsi nombre d’interactions ordinaires, comme l’a déclaré une femme peul à Crisis Group : « Dès qu’un homme ou une femme peul s’approche, les gens cessent de parler. »[6]


[2] Entretien de Crisis Group, femme peul originaire d’un village proche de la frontière malienne, Niamey, 14 avril 2023.

[3] Elle a ajouté qu’elle irait travailler dans la ville d’Abala ou vendrait une chèvre pour contribuer à l’achat d’armes pour les hommes. Entretien de Crisis Group, femme touareg, Niamey, 15 avril 2023.

[4] Entretien de Crisis Group, femme haoussa vivant dans un village proche de la frontière malienne, Niamey, 17 avril 2023.

[5] Entretien de Crisis Group, femme djerma ayant fui son village, Niamey, 13 avril 2023.

[6] Entretien de Crisis Group, femme peul vivant dans la ville d’Abala, Niamey, 16 avril 2023.

[Pour la plupart des femmes interrogées il] est extrêmement difficile d’envisager un rôle concret dans la résolution des conflits.

Quant à la possibilité pour les femmes de jouer un rôle de pacificatrices, la plupart de celles que Crisis Group a interrogées peinent à l’envisager. Si la majorité d’entre elles pensent que le dialogue entre les communautés – et entre l’Etat et les jihadistes – pourrait favoriser la stabilité à long terme, il leur est extrêmement difficile d’envisager un rôle concret dans la résolution des conflits. « Les femmes n’ont aucun pouvoir dans ce domaine », a déclaré l’une elles. « Le pouvoir appartient aux hommes. »[1] Une autre femme a ajouté : « Notre rôle politique se limite à voter. Lorsqu’il s’agit de gérer des conflits, les femmes ne sont pas sollicitées. […] Nos connaissances sont sous-estimées. »[2]

Enfin, l’insécurité a modifié le cadre social au sein duquel les femmes de différents groupes avaient l’habitude d’interagir au quotidien.[3] La perte de terres et d’animaux, les déplacements de population et la fermeture des marchés ont contraint de nombreuses femmes à cesser de commercer entre elles, y compris pour échanger des produits agricoles ou des vêtements pour enfants. De même, le fait qu’il y ait moins de cérémonies sociales autour des mariages ou des naissances – que ce soit en raison des interdictions imposées par les jihadistes, de l’insécurité ou du manque de moyens – signifie que les femmes de différentes communautés passent moins de temps ensemble et tissent moins de liens qui, dans certaines circonstances, pourraient contribuer à désamorcer les tensions.


[1] Entretien de Crisis Group, femme djerma de 51 ans, Niamey, 13 avril 2023.

[2] Entretien de Crisis Group, femme peul de 55 ans, Niamey, 19 avril 2023.

[3] Entretien de Crisis Group, sociologue nigérien, Niamey, 3 février 2023.

V. Comment aller de l’avant ?

Il ne fait aucun doute que l’EI-Sahel a causé d’énormes souffrances aux femmes et aux filles. Nombreuses sont celles qui ont perdu un mari, un fils ou un père à cause de la violence jihadiste. Nombreuses sont également celles dont la vie quotidienne a été bouleversée par une insécurité aujourd’hui quasi permanente. 

Toutefois, le microcosme que constitue le département d’Abala offre aussi une image nuancée des causes et répercutions de la présence jihadiste. Presque tous les aspects de la vie des femmes sont façonnés par des inégalités de genre profondément ancrées et antérieures à l’arrivée de l’EI-Sahel dans la région. A certains égards, notamment en ce qui concerne le mariage, les pratiques imposées par les jihadistes ont épousé ces normes locales. Dans des domaines comme l’éducation, l’impact disproportionné du conflit sur les opportunités offertes aux filles tient moins aux actions de l’EI-Sahel qu’aux opinions largement répandues quant aux activités et ambitions auxquelles les adolescentes peuvent aspirer. Les profondes inégalités hommes-femmes expliquent également pourquoi certaines femmes adhèrent aux préceptes de l’EI-Sahel et approuvent les règles vestimentaires et comportementales imposées par le groupe, en espérant par exemple que la volonté des jihadistes de confiner les femmes à la maison leur permette de se libérer d’un travail pénible.

Prendre en compte les inégalités structurelles entre les genres – qui ont été exacerbées sous l’influence des jihadistes – peut contribuer aux efforts visant à renforcer la sécurité des populations de la région. Cette approche peut notamment permettre à Niamey de relancer la collaboration avec les bailleurs de fonds occidentaux à un moment où la coopération dans la lutte contre l’insurrection islamiste bat de l’aile. Selon les bailleurs de fonds, les nouvelles autorités sont conscientes de la nécessité de soulager la détresse des populations, entre autres afin de conserver le soutien de ces dernières. Dans ce contexte, les investissements dans les domaines ci-dessous pourraient aider l’Etat nigérien, avec l’appui des bailleurs de fonds et des ONG, à mieux répondre aux besoins des citoyens.[1] Les opportunités pour les femmes d’acquérir de l’expérience et de gagner en confiance en matière de gouvernance et de résolution des conflits n’ont jamais été très nombreuses – et elles le sont encore moins aujourd’hui. De telles initiatives méritent toutefois d’être poursuivies par les bailleurs de fonds et les organisations qui ont à la fois accès à la région et disposent des capacités d’y intervenir.


[1] Entretien de Crisis Group, responsable d’un bailleur de fonds, Bruxelles, 28 mai 2024.

A. Pour un Etat utile aux femmes

Les autorités devraient renforcer l’accès aux services de base dans le département d’Abala et plus largement dans la région de Tillabéri, notamment dans les secteurs de la santé et de l’éducation, en accordant une attention particulière aux besoins spécifiques des femmes et des filles. Dans les zones plus sûres comme la ville d’Abala, l’Etat – avec l’appui de ses partenaires – devrait veiller à ce que les centres de santé disposent du personnel, des médicaments et du matériel de base nécessaires pour répondre aux besoins des personnes déplacées comme des populations hôtes. Dans les zones sous forte influence jihadiste, les structures encore opérationnelles devraient être mieux équipées pour fournir des services sanitaires de base aux communautés environnantes, en particulier dans le domaine des soins maternels. Des cliniques mobiles offrant des soins de santé primaire, par exemple des bilans de santé pour les femmes enceintes, pourraient également être mises en place.

Certaines voix au sein des autorités craignent que ces services, et l’aide humanitaire en général, ne profitent principalement aux groupes jihadistes et à leurs sympathisants. Mais c’est là prendre la question par le mauvais angle. Les autorités n’affaibliront pas les groupes jihadistes en punissant les populations rurales vivant dans les zones sous leur influence. Au contraire, en démontrant que l’Etat peut répondre aux besoins essentiels de ces communautés rurales, y compris en facilitant l’accès à l’aide humanitaire, les autorités regagneront en crédibilité.

Dans le domaine de l’éducation, les bailleurs de fonds devraient soutenir les efforts déployés par les autorités pour rouvrir les écoles, lorsqu’il est possible de le faire en toute sécurité et sans l’intervention de l’armée. Toutes les parties impliquées devraient accorder une attention particulière au retour des filles à l’école. Il faut notamment sensibiliser les parents et veiller à ce qu’ils jugent les établissements scolaires assez sûrs et appropriés pour que leurs filles, autant que leurs fils, les fréquentent.

B. Aider les femmes à subvenir à leurs besoins

L’aide humanitaire est particulièrement vitale pour les femmes qui assument le rôle de cheffe de ménage et ont perdu leurs sources de revenu. Les autorités militaires devraient faire tout ce qui est en leur pouvoir pour lever les obstacles à l’accès humanitaire, y compris en se montrant plus flexibles sur l’imposition des escortes militaires. Lorsqu’il est nécessaire de restreindre l’accès à certaines zones pour garantir la sécurité des humanitaires pendant des opérations militaires, ces mesures devraient être aussi limitées que possible dans le temps et dans l’espace. Décentraliser la prise de décision au niveau des autorités régionales constituerait déjà un pas en avant. Les autorités devraient également fournir au personnel humanitaire des informations détaillées et actualisées sur les règles d’accès.

Les bailleurs de fonds peuvent également prendre un certain nombre de mesures. Le financement, d’abord, est essentiel. Les niveaux de financement actuels ne sont pas suffisants pour répondre aux besoins de la population de Tillabéri. Et même si les budgets sont effectivement limités, un soutien plus important est nécessaire. Les bailleurs de fonds – en particulier ceux qui ont suspendu leur aide au développement à long terme – devraient garantir un financement du secteur humanitaire sur plusieurs années, entre autres pour permettre des interventions plus structurelles et prévisibles.[1] L’instauration d’un climat de confiance avec les autorités devrait constituer un autre axe d’intervention prioritaire. Les restrictions imposées aux activités humanitaires témoignent des doutes que les autorités militaires entretiennent à l’égard des ONG occidentales, qu’elles soupçonnent d’espionnage ou même de soutien aux insurgés. Malgré un environnement difficile, les bailleurs de fonds et les agences des Nations unies devraient redoubler d’efforts pour rencontrer les responsables militaires et les rassurer sur le fait que les ONG respectent les principes de neutralité et d’impartialité.


[1] Un exemple positif est l’annonce récente d’un programme triennal de 19 millions de dollars consacré à l’éducation dans les régions du Niger touchées par la crise. Ce programme est lié à Education Cannot Wait, un fonds mondial dédié à l’éducation dans les situations d’urgence et les crises prolongées. Il regroupe les fonds humanitaires de divers bailleurs de fonds, y compris la Commission européenne et la France, qui toutes deux maintiennent (pour l’essentiel) la suspension de la coopération au développement avec le Niger. Entretien téléphonique de Crisis Group, personnel d’Education Cannot Wait, 31 juillet 2024.

Les bailleurs de fonds devraient ... reprendre ou renforcer le soutien qu’ils apportent aux activités économiques permettant aux femmes de mieux subvenir à leurs besoins.

Les bailleurs de fonds devraient également reprendre ou renforcer le soutien qu’ils apportent aux activités économiques permettant aux femmes de mieux subvenir à leurs besoins. Malgré un environnement de travail difficile, des ONG nigériennes comme Action pour le bien-être créent des opportunités pour les femmes dans la ville d’Abala, par exemple en les aidant dans l’embouche des petits ruminants destinés à la vente, dans le maraîchage ou dans la restauration des terres dégradées. En plus de permettre aux femmes de nourrir leur famille, ces activités peuvent leur conférer plus de pouvoir au sein du foyer, leur donner un sentiment d’utilité individuelle et renforcer les liens sociaux.

Les activités devraient être organisées de manière à ce que les femmes de différentes communautés puissent interagir et travailler ensemble. Bien que les femmes déplacées soient dans une situation particulièrement précaire, cet appui devrait également s’adresser aux femmes des communautés d’accueil. Il sera également important de faire en sorte que ce soutien financier soit durable et prévisible afin d’éviter toute déception ainsi qu’une perte de temps et d’énergie pour les femmes participantes.

C. Permettre aux femmes de contribuer à la résolution des conflits

Au Niger, les hommes dominent la vie politique. Certes, la représentation des femmes a progressé au niveau national : une loi votée en 2000 a introduit un système de quotas pour les postes élus et nommés, permettant d’accroître le nombre de femmes à l’Assemblée nationale. Des femmes ont également participé à des manifestations à Niamey, notamment en soutien au coup d’Etat militaire en 2023.[1] Au niveau local, cependant, très peu de femmes occupent des fonctions publiques, que ce soit en tant que gouverneure de région, préfète de département ou maire d’une commune. De même, les femmes occupent rarement des postes de cheffe de canton ou de village.[2] Renforcer le rôle des femmes dans la résolution des conflits, et plus largement dans la vie politique, est un travail de longue haleine qui n’a que peu progressé depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2000. Les dirigeants militaires actuels n’ont, jusqu’à présent, manifesté aucun intérêt pour la lutte contre les inégalités de genre. Lorsqu’ils ont constitué un nouveau gouvernement en août 2023, ils ont même supprimé le ministère de la Promotion de la femme et de la Protection de l’enfant.[3]

En dépit de cela, il existe des moyens de renforcer la participation des femmes à la gouvernance. Dans ce domaine, il est particulièrement important de soutenir le rôle des femmes dans la médiation des conflits locaux au sein de leurs communautés. Les bailleurs de fonds peuvent contribuer à renforcer les capacités ou à offrir un soutien psychosocial aux médiatrices, mais ils devraient également sensibiliser les personnalités influentes, y compris les autorités locales et les chefs traditionnels, aux contributions que les femmes peuvent apporter si on leur en donne l’occasion.

Les ONG internationales qui ont l’expérience de ce type d’activités à Abala font face à de nouvelles contraintes depuis le coup d’Etat de 2023. La suppression d’organes compétents au sein du gouvernement central (tel le Cabinet du Médiateur de la République) comme au niveau local, les restrictions imposées par les bailleurs de fonds sur les financements bénéficiant aux organismes gouvernementaux après le coup d’Etat, y compris la Haute Autorité à la Consolidation de la Paix, ainsi que l’obligation de recourir à des escortes militaires lors de déplacements dans la région de Tillabéri sont autant de contraintes qui entravent le travail dans ce secteur. Certaines organisations ont toutefois pu poursuivre leurs activités grâce à un réseau de partenaires locaux tissé au fil des ans.[4] Les bailleurs de fonds, y compris l’UE, devraient maintenir leur soutien sur le long terme et rester flexibles pour aider les organisations locales et internationales à surmonter ces difficultés.


[2] Sur l’augmentation du nombre de femmes au parlement, voir « Women in Parliament in 2020 », Inter-Parliamentary Union, 2021. Même avant le coup d’Etat de 2023, les huit gouverneurs de région étaient tous des hommes. Sur les 63 préfets nommés en novembre 2021 pour diriger les départements du Niger, trois étaient des femmes (4,8 pour cent). « Communiqué du Conseil des Ministres du lundi 8 Novembre 2021 », Agence Nigérienne de Presse, 8 novembre 2021. En 2019, seuls 3 pour cent des maires étaient des femmes. « L’égalité de genre au Niger », Agence Luxembourgeoise pour la Coopération au Développement, 2019. Sur les postes de chefs de canton ou de village, voir « Universal Periodic Review of Niger », Women’s International League for Peace and Freedom, mai 2021.

[3] Kadiatou Hamadou M., « Échos tribune : pour le rétablissement du Ministère de la Promotion de la Femme et de la Protection de l’Enfant au Niger », Echos du Niger, 16 août 2023.

[4] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, personnel d’une ONG internationale soutenant des initiatives de médiation au niveau communautaire, 27 mars 2024 ; fonctionnaire de l’UE, Bruxelles, 28 mai 2024. Voir également « Au Niger, la junte au pouvoir dissout les conseils des collectivités territoriales », Le Monde, 5 avril 2024.

Les femmes devraient ... avoir la possibilité de jouer un rôle de médiatrices dans les conflits qui dépassent le cadre du domicile.

Les initiatives devraient impliquer des femmes de tous les groupes ethniques, de tous les âges et de tous les niveaux d’éducation. Les organisateurs de ces programmes devraient consulter les femmes au niveau local : ce sont elles qui savent si et quand elles peuvent se déplacer en toute sécurité et rencontrer les acteurs de la société civile, par exemple les jours de marché dans la ville d’Abala. Les litiges que les femmes sont invitées à résoudre devraient inclure les contentieux qui ont lieu au sein du foyer et qui affectent les femmes de manière spécifique, par exemple ceux liés aux contrats de mariage ou à la violence domestique. Les femmes devraient également avoir la possibilité de jouer un rôle de médiatrices dans les conflits qui dépassent le cadre du domicile, comme la propriété foncière ou les conflits entre groupes professionnels. Les programmes devraient éviter de perpétuer des stéréotypes sexistes simplistes ou de faire porter aux femmes la responsabilité – irréaliste – d’instaurer la paix dans leur communauté.

A court terme, ces activités peuvent permettre aux femmes de vaincre leur sentiment d’impuissance et de gagner en confiance en assumant davantage un rôle public. La présence d’un plus grand nombre de femmes médiatrices peut également attirer l’attention sur les contentieux qui touchent spécifiquement les femmes et mettre celles qui sont concernées par ces litiges suffisamment en confiance pour qu’elles puissent faire part de leurs préoccupations. Dans le même temps, ce soutien peut contribuer à jeter les bases de la future participation des femmes à des dialogues de plus haut niveau, lorsque le moment sera à nouveau venu d’explorer des solutions politiques à l’insécurité qui règne dans la région.

VI. Conclusion

L’influence de l’EI-Sahel dans le département d’Abala, et plus largement dans le nord de Tillabéri, a causé de nouvelles souffrances et de nouvelles contraintes à de nombreuses femmes et jeunes filles. Pourtant, résumer cette dure réalité à une simple histoire de femmes victimes de l’oppression jihadiste n’est pas rendre justice à leurs expériences. De nombreux obstacles au bien-être et à l’autonomie des femmes – des mariages précoces et inégalitaires aux difficultés d’accès à l’éducation et aux grossesses non suivies médicalement – sont bien antérieurs à l’arrivée des jihadistes dans la région, et sont plutôt liés aux normes patriarcales et à la faiblesse des services étatiques dont souffre depuis longtemps Tillabéri. Ces contraintes ont été accentuées ces dernières années par l’instabilité, limitant encore plus les opportunités offertes aux femmes et aux jeunes filles. Habituées à faire face à un patriarcat profondément enraciné et à bon nombre de difficultés, certaines finissent par voir des avantages à la présence de l’EI-Sahel dans la région.

Malgré un environnement sécuritaire et politique complexe, le gouvernement, les bailleurs de fonds internationaux et les organisations de la société civile peuvent prendre des mesures pour donner aux femmes de la région de Tillabéri davantage de contrôle sur leur vie. Ces initiatives devraient s’attacher à améliorer le fonctionnement de l’Etat au bénéfice des femmes et à mettre en place des activités économiques leur permettant de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Ces mesures devraient également aider les femmes à jouer un rôle plus important dans la médiation des conflits locaux. A plus long terme, cela leur permettrait de se préparer à participer pleinement à la recherche de solutions politiques à l’insécurité qui frappe la région, tout en sensibilisant la société dans son ensemble à l’importance de la contribution des femmes à ce processus.

Niamey/Dakar/Bruxelles, 29 août 2024

Annexe A : Carte du Niger

Subscribe to Crisis Group’s Email Updates

Receive the best source of conflict analysis right in your inbox.